11 – L’INCENDIE DU TRIPOT
— Voyons, messieurs, mesdames, la partie recommence : dépêchons ! Les cours sont forts, je mets la banque aux enchères : qui en veut à trente, quarante, quarante-cinq louis ?
Dominant le murmure confus de la foule qui s’empressait autour du personnage qui tenait ces propos, une voix s’éleva :
— Quarante-cinq louis.
— Vous entendez, messieurs, mesdames, reprit le premier interlocuteur, on a dit quarante-cinq louis ! N’y a-t-il personne qui veuille mettre plus ? Voyons, la banque vient de traverser une mauvaise passe, elle est certaine de gagner maintenant.
— Cinquante louis !
— Qui dit cinquante louis ?
Une voix féminine s’éleva :
— Moi.
Le personnage qui faisait les offres et poussait ses auditeurs à surenchérir était un petit homme très brun, aux allures remuantes, à l’aspect étranger. Il s’exprimait avec un fort accent italien et ne pouvait prononcer une parole sans l’accompagner perpétuellement de gestes aussi inutiles qu’expressifs. Il sauta de joie en entendant émettre une proposition à cinquante louis et, très ardent à obtenir mieux encore, il déclara :
— Nous allons avoir une partie superbe ! Il faut que la Banque prenne sa revanche. Voyons, mesdames, messieurs, je suis sûr que je vais trouver preneur à plus de cinquante louis… mettons cinquante-cinq.
Le bruit se faisait plus confus, plus intense, toutefois, nul ne mettait de surenchères. Il se passa quelques instants pendant lesquels le personnage à l’accent italien sembla ne rien trouver à dire, ce dont il se consolait en gesticulant et en parcourant le salon d’un bout à l’autre, sans but apparent.
Il revint près de la table de jeu et, résolu cette fois à ne pas tarder plus longtemps, il allait adjuger la Banque au dernier enchérisseur lorsque quelqu’un appela d’un ton autoritaire :
— Mario Isolino [12] !
Le petit homme bondit, et avec une rapidité merveilleuse sauta sur la chaise la plus voisine de lui, il proféra :
— Quel est le signor qui me demande ?
Une voix grave, celle qui, quelques instants auparavant venait de prononcer son nom, reprit :
— Mario Isolino inscris-moi, je prends la banque à cent louis !
L’Italien faillit dégringoler du haut de sa chaise tant il paraissait à la fois heureux et stupéfait. Et, tout en s’efforçant de rattraper son équilibre compromis, en faisant de grands moulinets avec ses petits bras, il répéta sur un ton véritablement admiratif et inspiré :
— Ah quelle superbe partie nous allons voir, mesdames et messieurs ! Il y a preneur à cent louis et c’est encore le Prince qui va tenir la banque.
Cette dernière déclaration déterminait de nombreux commentaires dans l’assistance et la conversation prenait désormais un ton plus catégorique, plus accentué. On s’étonnait, en effet, de voir un homme mettre autant d’acharnement à défier le sort.
Le Prince qui venait de s’inscrire pour prendre la banque à cent louis était, en effet, l’un des joueurs les plus malheureux que l’on eût vu depuis trois ou quatre soirs. Au cours des dernières soirées, il avait perdu des sommes colossales sans interruption pour ainsi dire ; mais il ne se décourageait pas, et sitôt la banque sautée entre ses doigts, il en reprenait une autre sans tenir compte des compétitions qui pouvaient se produire. Il surenchérissait toujours à seule fin de rester maître de la situation.
Le Prince, au bout de quelques instants, vint donc s’asseoir à la place réservée au banquier. D’un geste plein de nonchalance, il tira de la poche de son habit une liasse de billets qu’il jeta dédaigneusement à Mario Isolino.
— De la monnaie, ordonna-t-il, et des cartes neuves.
Cependant, alléchés par la guigne persistante de la banque, les joueurs venaient nombreux autour du tapis vert et sur chacun des tableaux, des louis s’accumulaient.
On considérait avec un certain respect ce banquier, ce personnage que l’on ne connaissait uniquement que par son titre, et qu’on appelait communément « le Prince » sans savoir rien de ses titres de noblesse, sans connaître le nom qui, régulièrement, devait succéder à la particule.
C’était un homme d’une cinquantaine d’années environ, robuste, élégant, vêtu avec minutie et qui portait, à la mode des hommes du second Empire, le large favori épanoui sur la joue, cependant qu’une épaisse moustache grisonnante était soigneusement frisée sur sa lèvre supérieure.
Quiconque aurait considéré le début de cette partie avec un but autre que celui de connaître le résultat immédiat du jeu n’aurait pas été sans remarquer que, depuis qu’il se faisait le banquier bénévole de cette succession de parties, le Prince changeait régulièrement des liasses de billets de banque neufs contre des pièces d’or. Enfin, si l’on avait examiné avec attention ces billets, on se serait aperçu qu’ils comportaient les caractéristiques particulières du genre de celles que Juve, le matin de cette journée avait signalées à M. Havard, chef de la Sûreté.
***
Dans ce cercle de la rue Fortuny, fonctionnait une entreprise clandestine de jeux de hasard et il fallait, pour être admis, s’être recommandé de quelque habitué et être présenté par un personnage garantissant que vous n’apparteniez point à la police. La clientèle se renouvelait peu et si les joueurs, sans cesse pourchassés et troublés par l’incursion des autorités, changeaient fréquemment de local, le même petit groupe se retrouvait assez régulièrement dans les hôtels ou appartements qu’il leur fallait occuper, puis abandonner, pour échapper aux poursuites.
Cette clientèle, très mêlée, en effet, était bizarre, composée de gens de toute sorte. On remarquait notamment, parmi les personnes les plus assidues autour des tapis verts de la rue Fortuny, une demi-mondaine bien connue dans Paris, répondant au nom de Chonchon [13]. Elle était fort bien considérée par le tenancier de l’établissement, par l’Italien Mario Isolino, personnage douteux, dont quelques années auparavant, la conduite scandaleuse au casino de Monaco avait fait sensation dans la Principauté tout entière.
Chonchon, lorsqu’elle perdait, vociférait bien des : « Vous êtes des voleurs ! Je veux qu’on me rende ma galette ! », mais on la tolérait tout de même, car elle entraînait toujours dans son sillage une douzaine de jeunes gens qui, sous prétexte de se faire bien voir d’elle, perdaient sans se plaindre de grosses sommes au baccara.
Il y avait aussi, amusant l’assistance par ses bons mots et ses saillies, un gros négociant connu dans l’alimentation parisienne, qui s’appelait Célestin Labourette.
Il était marchand de porcs aux Abattoirs, et au grand scandale de certaines personnes qui ne comprenaient pas comment on avait pu accepter un pareil individu, Célestin Labourette répondait par anticipation en se tapant sur les cuisses :
— Je vends des cochons ? Eh ben quoi, il n’y a pas de sots métiers ! Et ça ne m’empêche pas d’être un brave homme qui est aimé des jolies petites femmes. Pas, Chonchon ?
— Oui, mon gros loup, répliquait la demi-mondaine, ultra richement entretenue par le marchand de porcs.
Célestin Labourette, d’ailleurs, ne semblait avoir gardé aucun souvenir de l’effroyable attentat dont il avait été victime quelques mois auparavant, laissé pour mort par la sinistre bande du Bedeau [14]. Plus que jamais heureux de vivre, le gros marchand de porcs faisait perpétuellement tinter l’or dans ses vastes poches.
Parmi les familiers du tripot, se trouvait également la comtesse de Blangy, du moins la grande dame mystérieuse et troublante que l’on connaissait depuis quelques mois sous ce nom ronflant dans la société parisienne.
Ce soir-là, la comtesse de Blangy, ou pour mieux dire lady Beltham, était présente. Son teint pâle, son regard inquiet, faisaient un contraste étrange avec l’attitude cupide ou indifférente des autres joueurs qui s’empressaient autour du tapis vert.
Parmi les nouveaux venus, une jeune et jolie femme américaine, Sarah Gordon, faisait l’objet de nombreux commentaires :
— Vous savez mon cher, disait un cercleux au visage fatigué et banal, que c’est une jeune fille qui est venue seule à Paris, uniquement accompagnée d’une vieille miss au visage parcheminé, au nez surmonté de lunettes. Figurez-vous qu’elle prétend, sous la seule protection de ce chaperon, faire connaissance avec toutes les joies de la grande vie parisienne, épuiser les plaisirs de la capitale ?
— Ah ! Et quel est ce jeune homme perpétuellement sur ses talons ?
Miss Gordon, riche, jeune et célibataire, était naturellement le point de mire de la société parisienne, aussi n’avait-on pas été sans remarquer qu’elle était souvent accompagnée par un jeune homme glabre, à la tournure élégante et que l’on savait être un acteur répondant au nom de Dick.
Vraisemblablement, l’artiste était épris de l’Américaine, il suffisait, pour s’en assurer, de le regarder quelques instants. Toutefois, la jolie Sarah Gordon paraissait ne prêter aucune attention à ce soupirant, sans doute de trop médiocre importance à ses yeux.
Dans la foule encore des habitués du tripot, on remarquait Malvertin, le fils du grand carrossier, l’avocat Duteil que sa réputation d’austérité au Palais n’empêchait pas de venir de temps à autre taquiner la dame de pique, puis encore Valaban, gros propriétaire de chevaux de courses, puis aussi le boxeur Smith, robuste et gigantesque individu auquel ses poings et ses biceps assuraient régulièrement une rente de cinq cent mille francs par an.
Cependant la partie avait commencé, et Mario Isolino qui en assumait la direction, affectait désormais un air grave et solennel.
La joie régnait parmi les joueurs, car la tradition établie depuis plusieurs soirs déjà, se poursuivait :
— La banque perd, la banque perd encore, murmurait-on.
Or, tandis que s’épanouissaient les visages des pontes et que les sommes qu’ils avaient risquées étaient sans cesse rendues, considérablement augmentées, soudain, un coup de sifflet retentit.
D’un geste brusque, Mario Isolino s’élança sur la table de jeu, et, recouvrant de son corps souple et agile les monceaux d’or qui s’y trouvaient accumulés, il cria d’une voix angoissée :
— Sauve qui peut ! Voilà la police !
Au même instant, des rumeurs et des éclats de voix se percevaient dans l’escalier qui conduisait à la salle placée au premier étage. Mais, dans l’espace d’une seconde, le croupier avait fait disparaître l’argent étalé sur la table, puis des gens bien stylés, des serviteurs, au courant évidemment de ce qu’il fallait faire dans de semblables circonstances, éteignaient brusquement l’électricité. La salle aussitôt fut plongée dans l’obscurité absolue. D’une voix que trahissait l’angoisse et la terreur, Mario Isolino résolu à bien se tenir jusqu’au bout, déclara nettement :
— Ne bougez pas messieurs et mesdames, vous n’avez rien à craindre, et si d’aventure on se permet d’entrer ici, dans mes appartements, vous n’aurez qu’à faire connaître vos noms et domicile et dire que vous êtes de mes amis. Moi, je confirmerai vos déclarations.
Cependant, les recommandations de Mario Isolino semblaient ne faire qu’une médiocre impression sur le groupe d’inconnus qu’il se disposait à faire passer pour ses amis. Peut-être se trouvait-il, parmi eux, des gens qui ne tenaient pas outre mesure à révéler leur identité, et c’est pourquoi, malgré la recommandation de Mario Isolino invitant les uns et les autres à se tenir tranquilles, on perçut des bruits de course, de pas précipités, de fuites éperdues, voire même le tapage d’une vitre brisée, comme si quelqu’un au risque de se rompre le cou, s’était élancé à travers une fenêtre.
***
Vers onze heures du soir, Juve et M. Sibelle s’étaient rencontrés à la Préfecture de police, puis ils avaient pris un fiacre qui les avait descendus à l’entrée du parc Monceau. Ils avaient alors quitté leur véhicule. Les deux hommes s’acheminaient lentement dans la direction de la rue Fortuny. Au bout de quelques instants, Sibelle interrogea :
— Je suis fort heureux, mon cher Juve, de vous prêter mon appui ce soir, puisque vous estimez en avoir besoin. Mais je me demande à quoi je pourrai vous servir ?
— Vous le verrez bien, répliqua Juve qui ne paraissait guère soucieux de s’ouvrir à M. Sibelle.
Loin de répondre à ses questions il l’interrogeait :
— Vous êtes sûr, monsieur Sibelle, demanda-t-il, du lieu de rendez-vous qu’ont choisi et qu’ont adopté les gens dont je vous ai donné le signalement ?
Le chef de la brigade des jeux hocha la tête :
— Je connais leur repaire, fit-il. Ils y sont installés depuis douze jours, c’est dans ce petit hôtel de la rue Fortuny dont vous apercevez d’ici les toitures pointues. Je ne leur ai pas encore rendu visite, mais, les ayant expulsés d’une maison de la rue Legendre, j’ai eu connaissance, par mes inspecteurs spéciaux, de leur installation rue Fortuny, voici déjà trois ou quatre jours. Nous allons pouvoir opérer une descente et, s’il y a lieu pour vous, de procéder à des arrestations. Je vous prêterai main forte. Quant à moi, je me contenterai de la saisie des jeux et de la vente du mobilier que j’effectuerai dès demain sans difficulté, j’ai déjà l’acheteur.
Juve regarde son collègue avec un certain étonnement :
— Vos façons de procéder m’étonnent un peu, dit-il. Elles ont l’air d’être réglées à l’avance comme une scène de comédie. Avant d’avoir levé le rideau, vous connaissez l’intrigue et même le dénouement.
— C’est parfaitement exact et que voulez-vous y faire ? Les tenanciers des tripots clandestins et leur clientèle connaissent la loi aussi bien que nous, pour ne pas dire mieux. Lorsque nous avons saisi les espèces et reconnu que les personnes présentes justifient de leur identité, nous sommes obligés de relâcher tout le monde. L’hôtel est toujours loué à la journée, les meubles ne valent rien et, sitôt qu’on en ordonne la mise en vente, je me trouve en présence d’un acquéreur qui rachète le tout à un prix très suffisant. Inutile de vous dire, mon cher Juve, que cet acheteur n’est autre que le tenancier pincé la veille et que nous le retrouverons le lendemain au plus tard, avec le même mobilier, dans un établissement similaire [15].
— Je me rends compte, en effet, qu’il s’agit d’une simple comédie. Le seul intérêt des descentes de police du genre de celles que nous allons faire est de permettre, occasionnellement, la capture de quelque malfaiteur, si parfois il s’en trouve dans la clientèle de ces tripots.
— C’est rare, car, voyez-vous, les joueurs constituent un monde très fermé qui fait sa police lui-même et dans lequel se mêlent rarement des voleurs ou des bandits de droit commun. Je fais exception pour ce qui concerne les grecs [16], les tricheurs de toute espèce contre lesquels nous ne pouvons pas sévir.
Cependant les deux hommes étaient arrivés devant le petit hôtel de la rue Fortuny désigné par M. Sibelle. Tout paraissait y être fort calme. Par les fenêtres closes ne filtrait aucune lumière et il semblait au premier abord que dans cette maison aux allures bourgeoises on devait être profondément endormi.
À l’extrémité de la rue se profilaient quelques silhouettes de passants aux allures innocentes.
M. Sibelle murmura à l’oreille de Juve :
— Ce sont mes hommes qui veillent.
À la porte du petit hôtel, il sonna trois coups puis un quatrième qu’il prolongea. Il observa en souriant :
— Je connais le signal des habitués pour se faire ouvrir.
M. Sibelle ne se trompait pas. Quelques instants après la porte s’entrebâillait. Le visage glabre et méfiant d’un laquais se profila, mais cela ne dura qu’une seconde. L’homme avait entrevu M. Sibelle et, d’un geste brusque repoussé le battant de la porte. Le chef de la brigade des jeux, qui s’attendait évidemment à être reconnu, avait prévenu ce mouvement. Il avait engagé sa canne entre les deux battants. La porte ne pouvait plus se refermer. Cependant que, d’une poussée violente il faisait reculer le laquais et s’élançait à l’intérieur de la maison suivi de Juve, M. Sibelle donnait un coup de sifflet. Aussitôt, accourant vers l’hôtel, une série d’individus jusqu’alors dissimulés dans la rue Fortuny apparaissaient et venaient se mettre aux ordres du chef.
Le laquais n’avait pas essayé de résister et désormais immobile à l’entrée du couloir qui précédait l’escalier, il attendait, le visage impassible, sans proférer une parole. Toutefois, lui aussi avait sifflé et en l’entendant faire ce signal, M. Sibelle eut un geste de dépit.
— Nous sommes brûlés, grommela-t-il en se penchant vers Juve.
L’électricité à ce moment s’éteignait mais le chef de la brigade des jeux, suivi de ses hommes, bondit au premier étage.
— Lumière ! ordonna-t-il.
Un agent tirait de sa poche une petite lanterne électrique et M. Sibelle, au moment de pénétrer dans la salle, se contentait de tourner le commutateur pour éclairer à nouveau la pièce.
Juve ne put retenir un cri de stupéfaction.
— Par exemple, fit-il, c’est enfantin ! Pour s’assurer l’obscurité, ces gens se contentent d’éteindre sans couper les fils ?
— Parfaitement, répliqua M. Sibelle. Ils n’ont pas l’astuce de vos clients, monsieur Juve, et comme ils savent qu’ils ne redoutent pas grand-chose, leur seule préoccupation est de ne point faire de dégâts qui pourraient leur nuire auprès du propriétaire. Vous allez voir, poursuivit-il, comme les choses se passent gentiment.
La clientèle, en effet, était restée à peu près au complet dans la salle de jeu et M. Sibelle s’approcha des uns et des autres et, les dévisageant, interrogea au hasard, semblait-il, quelques-unes des personnes présentes, se contentant en réalité de prendre les noms et adresses des seules personnes qu’il ne connaissait pas.
Juve d’ailleurs était bien trop documenté sur les personnalités parisiennes pour ne point connaître, tout au moins de nom, celles qui se trouvaient là. Témoin simplement de ce qui se passait, n’ayant pas à intervenir au point de vue de l’infraction aux lois sur le jeu, il écoutait son collègue qui opérait avec délicatesse et désinvolture.
M. Sibelle avait noté sur son carnet les noms qu’il relevait, accompagnant chaque indication d’un petit commentaire.
Il s’approcha de la demi-mondaine Chonchon qui riait aux éclats :
— Un peu plus de tenue, je vous en prie, recommanda M. Sibelle, puis il ajoutait à mi-voix :
— Si tu continues de la sorte, ma fille, tu finiras sur la paille.
Mais la demi-mondaine sortait triomphalement de son réticule une liasse de billets de banque.
— Pensez-vous ! cria-t-elle étourdiment. On ramasse tout ce qu’on veut comme galette en ce moment.
Sa déclaration s’acheva dans un cri de colère :
— Ah nom d’un chien que je suis bête ! fit-elle.
En souriant, M. Sibelle approuva, mais, au préalable, il avait eu le temps de saisir d’un geste rapide les billets que lui avait imprudemment montrés Chonchon. Il les passait à l’un de ses hommes.
— Comptez et prenez note, ordonna-t-il.
Juve, cependant avait tressailli. Il se précipitait vers l’agent détenteur de la somme et il murmura :
— Encore nos billets ! Les billets de la Banque de France…
Cependant, malgré sa bonhomie, M. Sibelle, rien que par sa présence, faisait naître la gêne et l’angoisse dans l’assistance et ceux qui avaient défilé devant lui s’empressaient de déguerpir. On ne savait jamais, après tout, s’il ne prendrait pas fantaisie au chef de la Brigade des jeux d’envoyer tout le monde coucher au Dépôt, comme cela se faisait de temps en temps.
Mario Isolino, qui connaissait la procédure habituelle et n’avait pas pu dissimuler toute la recette, après avoir retourné ses poches et remis leur contenu au subordonné de M. Sibelle, s’approcha du chef et lui déclarait d’un ton plein d’assurance :
— Maintenant que vous n’avez plus besoin de mes services, monsieur le directeur de la Brigade des jeux, je m’en vais me retirer aussi.
Il s’éloignait déjà, mais Juve bondissait derrière lui, mettait la main sur son épaule.
— Non pas ! cria-t-il. Restez là, vous.
Mario Isolino se retourna, pâlit affreusement en considérant le visage courroucé du policier, mais, résolu à faire contre fortune bon cœur, il reprit avec aplomb :
— Tiens, par exemple ! Monsieur l’inspecteur Juve… ah si je m’attendais à vous revoir ! Quel plaisir de vous rencontrer !
— Tout le plaisir, rectifia Juve, est pour moi et non pour vous, Mario Isolino, car cela pourrait vous coûter cher d’être tombé sous ma patte.
Malgré son imperturbable audace, le visage de l’Italien se contracta.
— Mais je n’ai rien fait de mal, murmura-t-il, cependant que ses yeux inquiets regardaient de tout côté comme pour combiner une fuite quelconque.
Juve avait surpris cette intention.
— Inutile, de vouloir me brûler la politesse, Mario Isolino, déclara-t-il, et puisque vous faites le méchant, on va vous ficeler !
Le policier faisait un signe ; un agent s’approchait, passait le cabriolet [17] aux poignets de l’Italien qui poussait un cri de douleur :
— Ne serrez pas si fort ! hurlait-il. Vous allez me briser les os !
Cet acte d’autorité avait bouleversé les assistants encore fort nombreux dans la salle, et l’on se hâtait désormais de fournir à M. Sibelle tous les renseignements dont il avait besoin afin de pouvoir s’enfuir le plus vite possible. M. Sibelle, indulgent, du reste, laissait partir la plupart des habitués.
Le directeur de la Brigade des jeux, toutefois, paraissait ennuyé. Il se rapprocha de Juve et lui rapportant un entretien qu’il venait d’avoir avec un de ses hommes, déclara :
— Le plus bel échantillon de la bande nous a fait faux bon. C’est un gaillard cousu d’or, paraît-il, et qu’on connaît dans les tripots sous le prestigieux qualificatif de Prince. Il a dû s’en aller avec la forte somme, il n’a pas craint de sauter par cette fenêtre et de gagner par les toits les immeubles voisins. Mais je l’aurai bien un jour ou l’autre.
Juve paraissait ennuyé de cette déclaration :
— C’est très regrettable, fit-il.
Mais le policier ne perdait pas tout espoir et, cependant que M. Sibelle achevait d’opérer ses saisies, Juve se rapprocha de Mario Isolino qu’on maintenait sous bonne garde dans un angle de la pièce.
— Toi, déclara-t-il, en menaçant du doigt l’Italien, tu vas te mettre à table et courageusement il faut me vider ton sac, sans quoi je te fais boucler pendant six mois et reconduire à la frontière ensuite.
L’Italien poussa un gémissement.
— Mon Dieu, Monsieur Juve, que vous êtes cruel ! Je n’ai rien à me reprocher, bien au contraire, et je suis sûr que jamais vous ne voudriez faire de mal à une vieille connaissance comme moi. Souvenez-vous du temps où nous étions à Monaco. Je vous ai rendu bien des services. Je me comptais au nombre de vos amis !
— Voilà qui est flatteur pour moi, déclara Juve.
Toutefois, le policier poursuivit :
— Au nom de cette amitié que tu invoques, il faut me dire, Mario Isolino, ce que tu sais sur ton meilleur client, sur ce prince que tu voles depuis quelques jours et qui se laisse voler. D’où vient-il ? Quel est-il ?
Juve soudain s’arrêta de parler. Un spectacle nouveau retenait son attention et M. Sibelle, jusqu’alors fort calme, venait de tressaillir. La foule qui avait si rapidement déguerpi revenait dans la salle de jeu, presque aussi nombreuse que l’instant précédent. Les gens se bousculaient affolés, ils hurlaient :
— Au feu ! Au feu ! Tout brûle au rez-de-chaussée ! Sauvez-nous, nous sommes perdus !
Il n’y avait pas lieu de douter de cette étrange déclaration. Une âcre odeur de fumée montait du bas de la maison. Une épaisse fumée entrait dans la salle par la porte ouverte sur l’escalier, semblant repousser à l’intérieur de la pièce les joueurs qui n’avaient pas pu s’enfuir.
Le désordre était à son comble et, brusquement, une grande lueur accompagnée d’une faible détonation se produisit, à laquelle succéda l’obscurité complète, irrémédiable cette fois.
— Un court-circuit, grogna Juve. Désormais, ce serait inutile de tourner le commutateur pour rétablir la lumière.
Les policiers allaient et venaient, affairés au milieu de la salle. Ils avaient ouvert les fenêtres, repoussé les volets.
Les cris de l’intérieur se répercutaient au-dehors et quelques passants s’assemblaient au bout de la rue, s’approchaient peu à peu de l’hôtel qui commençait à brûler sérieusement.
On avait rassemblé les meubles, les chaises, les tables, on les jetait par la fenêtre dans l’espoir d’en faire un échafaudage qui permît de sortir de l’immeuble dont l’escalier était condamné par l’incendie.
Aidés par les agents restés à l’extérieur, ceux qui se trouvaient dans la maison parvenaient à descendre au moyen de cette installation de fortune, quelques femmes qui, par leurs cris et leurs gestes, semaient le plus grand désordre.
Soudain, le bruit caractéristique de la corne des pompiers retentit à quelque distance. On entendit un ronflement de moteur, une automobile lancée à grande allure tourna le coin de la rue et vint se ranger devant la maison.
— Sapristi, s’écria M. Sibelle qui se tenait près de la fenêtre avec Juve, ils ont fait joliment vite. Il y a trois minutes à peine que j’ai vu un de mes agents demeuré dans la rue faire fonctionner le signal d’incendie qui, heureusement, se trouve sur le trottoir en face.
Les pompiers accourus étaient en petit nombre. Néanmoins, ils se multipliaient, faisant de prodigieux efforts pour édifier leur installation compliquée, déployer leurs tuyaux, circonscrire le feu. Ils étaient commandés par un sergent qui, précautionneux à l’extrême, avait déjà recouvert son visage du nouveau masque destiné à le garantir contre l’asphyxie.
Ce sergent, toutefois, ne s’engageait pas dans les flammes, mais, au contraire, paraissait très préoccupé d’installer le raccord d’eau qui devait servir à alimenter la lance.
Il avait fallu que M. Sibelle appelât à plusieurs reprises pour que l’on songeât à installer l’échelle qui allait permettre de descendre, du premier étage dans la rue, les gens qui s’y trouvaient encore.
Contrairement à ce qui se passe d’ordinaire, non seulement l’organisation des pompiers paraissait très sommaire, mais encore les hommes eux-mêmes semblaient peu au courant de leur profession et, malgré leurs gestes et leur activité, ils ne parvenaient pas à circonscrire l’incendie qui semblait, au contraire, croître de plus belle.
L’émotion allait grandissant à l’intérieur de l’immeuble dont le plancher commençait à devenir brûlant au premier étage.
La jolie Américaine qui, jusqu’alors, avait voulu se montrer énergique, commençait à s’inquiéter.
— Monsieur, supplia-t-elle en s’adressant à M. Sibelle avec un léger tremblement dans la voix, faites-moi descendre, sauvez-moi, je vous en prie, je commence à suffoquer !
Elle ne continua pas, poussa un grand cri de douleur cependant qu’elle tombait à la renverse.
Un autre cri, mais un cri de surprise s’était, au même moment, échappé des lèvres de Juve. Il venait de comprendre ce qui s’était passé et pourquoi l’Américaine tombait à la renverse. C’était à la fois très simple et très extraordinaire.
En effet, une projection d’eau échappée de la lance maladroitement dirigée vers la fenêtre avait frappé à l’épaule la jeune Américaine. Ce qu’il y avait de plus curieux, c’est que cette eau s’enflammait soudain au contact des flammèches qui couraient sur le plancher. Une lueur vive en jaillit. Cette eau combustible, car il n’y avait pas à en douter, c’était bien le liquide qui brûlait, émettait une odeur facile à reconnaître.
Plus vif que la pensée, Juve se précipita sur la malheureuse qui menaçait d’être brûlée vive. Il arracha au passage un rideau de la fenêtre, roula dedans l’Américaine. Le policier, de la sorte, conjurait l’accident terrible ; Sarah Gordon allait en être quitte pour quelques brûlures insignifiantes.
Mais cependant qu’elle hurlait en proie à la terreur, Juve crispait le poing, il jura.
— Qu’est-ce que cela signifie ? Ce n’est pas de l’eau, c’est du pétrole !
Et soudain le policier comprit en un éclair :
— Cet incendie, cette arrivée des pompiers maladroits, cette aspersion de pétrole qui vient aviver l’incendie au lieu de l’éteindre tout cela ne peut être le fait du hasard ou d’une succession de fâcheuses circonstances, se disait-il. Il y a là les preuves d’une machination préméditée, d’une tentative audacieuse, extraordinaire, criminelle.
Juve bondit à la fenêtre. Enjambant la balustrade, il s’engagea sur l’échelle qui permettait de descendre sur le trottoir.
Au même instant quelqu’un la décrochait. Juve perdait l’équilibre, tombait sur la chaussée.
Le policier demeura un instant étourdi. Il se rendait compte de ce qui se passait, mais ne pouvait pas faire un mouvement. Peu à peu les forces lui revinrent. Il se redressa, tira son revolver et alors, coup sur coup, fit feu sur les pompiers alors que ceux-ci, à un signal donné, déguerpissaient à toute allure, abandonnant leur matériel, laissant s’accroître l’incendie qui prenait des proportions inquiétantes.
Cependant que ces mystérieux sauveteurs s’enfuyaient par une extrémité de la rue Fortuny, à l’autre bout surgissait une nouvelle équipe de pompiers.
Et dès lors, ceux-ci, abasourdis de voir sur les lieux du sinistre les vestiges d’une tentative de sauvetage et d’une pompe automobile abandonnée dont ils ne comprenaient pas l’origine, organisaient bien vite leurs secours, circonscrivaient le feu, dressaient des échelles. En moins de trois minutes il ne restait plus personne à l’intérieur de l’hôtel de la rue Fortuny.
Juve cependant, demeuré à l’écart, grognait, en proie à une colère folle :
— Nous avons été roulés. C’est un peu raide tout de même ! Comment songer que Fantômas aurait eu l’audace de procéder de la sorte ? Car il semble bien que ce soit du Fantômas. Les premiers pompiers qui nous ont si généreusement aspergés de pétrole sont des gens de sa bande. Parbleu, il n’y a aucun doute à cet égard, les individus qui ont eu l’audace de faire les coups de l’autobus et de la Banque de France sont fort capables d’avoir incendié la maison dans laquelle ils savaient que se trouvait, indépendamment de moi, des gens dont ils redoutent peut-être les bavardages et les aveux.
Juve poursuivait, monologuait avec nervosité :
— Fantômas lui-même était là, j’en suis sûr maintenant ! Le sergent ou soi-disant tel, dont le visage était dissimulé derrière le masque respiratoire, c’était encore lui assurément ! Oui, concluait Juve, lui, toujours lui… Je ne m’étais pas trompé en supposant qu’il se trouvait dans ce lieu. Il m’échappe, mais je le tiens tout de même. Jouons serré.
Tandis que Juve réfléchissait, quelqu’un lui toucha légèrement le bras. Il se retourna, reconnut miss Gordon, la jeune Américaine qu’il venait de sauver d’une mort affreuse :
— Qu’est-ce que c’est encore que celle-là ? se demandait Juve, et ne dois-je point bénir le hasard qui, après m’avoir, ce matin, renseigné sur cette femme, me la fait rencontrer ce soir ?
Sarah Gordon, cependant, entraînait Juve. Elle était toute tremblante.
— Venez, venez, dit-elle, je vous en prie ! Monsieur, vous avez l’air d’un galant homme, accompagnez-moi jusqu’à mon domicile, j’ai peur d’aller seule dans les rues de Paris !
Juve, en silence, obéissait. Rue de Prony, il arrêta une voiture, y fit monter la blonde Américaine. Celle-ci insista :
— Venez avec moi, je vous en prie !
Puis, elle souffla l’adresse, Juve dit au cocher :
— Allez au Gigantic Hôtel, place de la Concorde.
Le policier s’applaudissait de la tournure que prenaient les événements.
— Si elle se moque de moi, pensait-il, elle le paiera cher. Si elle ignore ma qualité, tant mieux : elle parlera !
Cependant, le fiacre roulait à une bonne allure, et Juve, installé à côté de sa compagne, perplexe, ne prononçait pas un mot. Celle-ci interrogea :
— À qui ai-je l’honneur de parler ? Et qui dois-je remercier de sa bienveillance ? Oui, je comprends, vous êtes gêné de donner votre nom parce que vous avez peur d’être poursuivi par la justice à cause du tripot ?
— C’est cela même, dit-il.
— J’ai tout de suite deviné, poursuivit l’Américaine. Vous êtes un gentleman joueur.
Après un silence, elle continua :
— C’est comme moi ! J’aime le jeu, le théâtre, la danse, les plaisirs de toute sorte et l’on peut bien publier mon nom dans les journaux cela m’est fort égal. Je ne connais personne à Paris suffisamment pour que cela me gêne et si, d’ailleurs, on s’attaquait à ma réputation, je suis assez riche pour prier les journaux, les obliger même à se taire. Vous n’êtes sans doute pas dans les mêmes conditions ?
— Pas tout à fait, fit Juve que l’attitude de cette jolie personne intriguait de plus en plus.
Sarah Gordon, reprit :
— Je suis venue en France pour m’amuser, me distraire, et j’ai déjà fait connaissance de bien des personnes très gentilles et très gaies. Le prince Malvertin, puis Duteil, qui sera mon avocat lorsque j’aurai un procès, et bien d’autres… Lorsque vous m’aurez dit votre nom je vous inviterai à mes fêtes. Vous verrez comme elles sont amusantes. Je donne précisément un grand bal dans trois jours au Gigantic Hôtel. J’ai invité tout Paris, une agence m’a fourni la liste des gens du monde les plus à la mode. Dès que vous vous serez présenté à moi, je vous inscrirai.
— Merci vivement, fit Juve qui ne se pressait pas, cependant, de donner à l’Américaine une identité quelconque, même fausse.
Il était perplexe sur la sincérité de la jeune femme et il lui aurait été fort pénible de se rendre ridicule en disant : « Je m’appelle Durand, Duval ou Dubois », alors qu’en son for intérieur, l’Américaine aurait peut-être conclu :
— Ce monsieur se donne bien du mal pour me dissimuler qu’il n’est autre que Juve, le célèbre inspecteur de la Sûreté.
Le fiacre, cependant, arrivait devant le Gigantic Hôtel. Juve qui, tout le temps du trajet, avait laissé parler son interlocutrice, ne s’était pas encore nommé.
Celle-ci n’en conçut aucune amertume.
Esquissant un gracieux sourire, elle tendit sa main gantée à Juve et, cependant qu’elle s’engouffrait sous le hall vitré du Gigantic Hôtel, elle proféra gracieusement :
— Encore merci, monsieur l’Inconnu, et à bientôt, j’espère ! Vous serez quand même le bienvenu à mon bal, dans trois jours.
Cependant, Juve, après avoir réglé le fiacre, s’en alla lentement à pied sur les trottoirs déserts de la place de la Concorde.
— Quelle bizarre personne, murmura-t-il. Se moque-t-elle de moi ou est-elle simplement folle ?